Dossier méthanisation – Partie 1

La méthanisation quésaco ? 

La méthanisation consiste à mélanger des déjections animales, des cultures intermédiaires (avoine, orge…), des résidus végétaux, divers déchets organiques dans un digesteur appelé aussi méthaniseur. Cette grosse marmite chauffe la mixture à 38°C pendant au moins 40 jours. Le principe repose sur la dégradation de la matière organique par des micro-organismes en absence d’oxygène (anaérobie). Après dégradation, on obtient un digestat (produit humide), concentré d’azote, de phosphore et de micro-organismes. Le biogaz qui se dégage de la marmite est composé de 50 à 70% de méthane (CH4), de 20 à 50% de gaz carbonique (CO2) et de quelques traces d’ammoniac, de sulfure et d’azote.

Ce biogaz est considéré comme une source d’énergie renouvelable car il peut être utilisé de diverses manières : soit sous la forme d’un combustible pour produire in fine de l’électricité et/ou de la chaleur ou être directement injecté dans le réseau de gaz naturel, soit sous la forme d’un carburant : le bio méthane.

Cette technique s’est développée dans les secteurs agricole et industriel qui disposent d’importants déchets qu’il s’agisse de fumiers, lisiers, boues d’assainissement et autres déchets organiques (végétaux, de l’agro-alimentaire…). Le bénéfice est double: valoriser les déchets organiques tout en produisant de l’énergie. En France, les installations concernent l’industries (agroalimentaire, papeterie, chimie), les stations d’épuration des eaux usées urbaines et les installations liées au traitement de déchets ménagers (après un tri mécanique ou collecte séparée des biodéchets). Mais c’est à la ferme ou en installations centralisées (installations de grande taille regroupant plusieurs agriculteurs qui mobilisent et traitent les déchets d’un large territoire) que le secteur se développe le plus (70 créations par an depuis 2015).

Les éleveurs gaziers

Depuis de nombreuses années, les agriculteurs souffrent du poids des charges qui leur incombent et de la fluctuation des prix du lait et de la viande. Victime de la concurrence des autres pays européens qui produisent à moindre coût, la production française (labellisée ou non) est parfois vendue en dessous de son prix de revient. Les laitiers sont les plus touchés.

Un certain nombre de gros éleveurs voient en la méthanisation une opportunité pour diversifier leur activité et gagner en qualité de vie. A première vue, elle offre une méthode simple et efficace pour valoriser les déjections transformées en ressource avec le digestat qui est épandu en guise d’engrais sur les terres. La chaleur dégagée par le dispositif sert à chauffer l’exploitation et la vente de l’électricité produite apporte un complément de revenu non négligeable. Cependant ce n’est pas une solution miracle et elle s’adresse d’abord aux éleveurs dont l’exploitation est en suffisamment bonne santé financière pour pouvoir investir.

Malgré le coût de l’investissement, les unités de méthanisation à la ferme continuent de se multiplier car les initiatives sont soutenues par les pouvoirs publics. Les subventions d’investissement sont de l’ordre de 20% et le prix de rachat de l’électricité est attractif. Pour un méthaniseur d’une puissance de 180 KW, ce dernier est d’environ 21 centimes d’euros le kWh (plus la puissance du digesteur augmente, plus le prix de rachat diminue). Il est intéressant de noter que ce tarif est supérieur au tarif de base vendu par EDF aux consommateurs soit environ 16 cts/kWh. De surcroît, les contrats sont établis sur vingt ans. Ce qui permet pour un méthaniseur de cette puissance un retour sur investissement d’environ 15 ans.

Dans le prix de rachat est incluse une prime aux effluents (elle est maximale si les effluents d’élevage dépassent les 60% du mélange méthanisé). Son objectif est de limiter l’incorporation des cultures principales et intermédiaires (les CIVE) dans les digesteurs. Mais le potentiel méthanogène est très disparate selon les intrants. Les déjections animales ont un faible pouvoir méthanogène tout en permettant un équilibre physico-chimique indispensable à l’intérieur du digesteur. Les résidus de culture tels que les résidus de maïs et de céréales contiennent quant à eux une forte teneur en carbone et un taux élevé de matière sèche. Combinés, ils servent de support aux micro-organismes.

Cependant, en dépit des subventions qui supportent une partie de l’investissement, les pouvoirs publics font le choix de développer une politique énergétique en faisant porter le risque aux agriculteurs dont la dette est déjà conséquente. Le coût d’investissement pour une unité de méthanisation est très élevé, entre 6.000 à 12.000 € par KW (dégressif selon la taille) et la cogénération n’est viable que grâce à un tarif de rachat privilégié qui peut baisser à tout moment. N’y a-t-il pas un paradoxe entre une production alimentaire sous rémunérée et une production d’électricité généreusement rétribuée ?

Un monde agricole divisé 

Pour les agriculteurs « convertis », la méthanisation engage dans « un cercle vertueux en circuit court et conduit à plus d’autonomie ». Ainsi, ils mettent en avant la réduction de leur dépendance aux engrais minéraux et aux produits phytosanitaires grâce à l’épandage du digestat. D’après une étude de l’INRA, la digestion anaérobie augmente la valeur fertilisante azotée et la valeur amendante organique tandis que le flux de carbone entrant dans le sol serait inchangé. De plus, le digestat se substitue au fumier qui introduisait des mauvaises herbes dans les parcelles.

Selon ces agriculteurs gaziers, la méthanisation n’a rien changé aux pratiques et elle encouragerait plutôt une agriculture respectueuse de l’environnement avec l’allongement des rotations, la diversification des assolements et  la valorisation des couverts d’intercultures (CIVE), des méthodes qui améliorent la structure des sols et favorisent la vie biologique. Pour les éleveurs implantés en zone touristique, réduire les nuisances olfactives de l’épandage traditionnel est un autre argument en faveur de la méthanisation. Pour d’autres, les entrées et sorties de l’unité favorisent les échanges avec les autres exploitations du territoire (comme l’échange paille de maïs/digestat).

Si certains éleveurs sont autosuffisants en matière de substrats, d’autres ont fait le choix inverse et leur approvisionnement vient de l’extérieur (fumiers d’autres fermes, résidus céréaliers, résidus d’huile de colza et de tournesol, du marc de pomme et d’agrumes, déchets d’industries agro-alimentaires…). Malgré une importante dépense pour l’achat des déchets, la production de méthane ainsi optimisée permet de rester bénéficiaire. Un choix qui cependant éloigne de la vocation agricole et alourdi le bilan carbone de l’opération à cause de l’acheminement en camion des « aliments » du digesteur.

A l’opposé, nombre d’agriculteurs dénoncent le principe de produire des céréales pour alimenter une « usine à gaz ». Pour eux, les produits agricoles sont détournés de leur vocation première à savoir nourrir les hommes et les animaux d’élevage. Quant à la prime de rachat conçue pour inciter l’agriculteur à limiter ce type d’intrant, elle n’est pas selon la Confédération paysanne un garde-fou suffisant. Rentabiliser une unité industrielle de méthanisation nécessite un apport à haut pouvoir méthanogène et la tentation est grande de produire du maïs en quantité pour alimenter l’installation car plus la matière est riche en carbone, plus le processus de transformation en méthane est efficace. On observe déjà une concurrence sévère entre cultures alimentaire et énergétique et notamment entre le maïs destiné aux bêtes et le maïs à vocation énergétique. Par exemple, d’après le témoignage, en 2020, d’un agriculteur du Finistère, le maïs sur pied qu’il achetait 1.000 € l’hectare est passé à 1400 €.

Bien que, depuis 2016, la loi TECV (loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte) encadre l’utilisation des cultures énergétiques et limite les cultures principales à 15% des substrats, ni les cultures intermédiaires, ni les prairies permanentes ne sont comprises dans ces 15%. Toujours d’après la Confédération paysanne, « on observe donc sur le terrain des stratégies pour alimenter les méthaniseurs : maïs en cultures intermédiaires, prairies ensilées, etc. Trop de végétaux qui ne sont pas des déchets alimentent les méthaniseurs, au détriment de la souveraineté alimentaire et de la solidarité entre paysan.nes ». Une situation qui « provoque des accaparements de terres et un renchérissement du prix du foncier ».

Alors que beaucoup de résidus, comme la pulpe de betterave, utilisés jusqu’ici pour les bêtes, prennent maintenant le chemin des digesteurs et qu’il faut acheter des aliments pour les remplacer, bien des agriculteurs pensent que « le monde agricole marche sur la tête ». Pour eux, si le revenu de la méthanisation passe au premier plan, on court le risque que « le lait devienne un sous-produit ».

Par ailleurs, selon un rapport du Collectif Scientifique National Méthanisation, la méthanisation entraîne une accélération du cycle du carbone. Traditionnellement, les fumiers nourrissent les sols avec leur carbone. En mettant ce carbone dans le méthaniseur, il revient rapidement dans l’atmosphère sous forme de gaz carbonique (CO2) plutôt que d’être stocké durablement dans les sols.

Enfin, la méthanisation est une activité à risques et des accidents surviennent régulièrement: fuites de méthane  qui peuvent déclencher une explosion (l’effet de serre engendré par le méthane est 25 fois plus élevé que celui du CO2 ), débordement de cuve de digestats provoquant des risques sanitaires et environnementaux (ex: pollution en ammoniaque d’un fleuve côtier qui alimente une usine d’eau potable dans le Finistère en 2020).

 

La semaine prochaine, nous comparerons le modèle allemand et les ambitions françaises. 

Dossier Bois Energie – Partie 3

Cette semaine, dernière partie consacrée au Bois énergie avec les plaquettes forestières (et un exemple lotois) et la production d’électricité par la biomasse solide.

De la forêt à la chaudière : les plaquettes

Comme les pellets, les plaquettes peuvent avoir plusieurs origines. Elles peuvent être produites à partir de chutes de sciage (délignures), de bois broyé issu de l’élagage, de rémanents de l’exploitation forestière ou de bois de faible diamètre dont c’est souvent la seule valorisation possible. Parfois broyés sur place par des engins mécanisés, les morceaux déchiquetés se déversent directement dans des camions qui partent ensuite charger les cuves de stockage des chaufferies dans un rayon généralement inférieur à 150 km. Le but est de raccourcir au maximum les circuits pour limiter les dépenses en énergie. Le séchage en silo des plaquettes nécessite de gros volumes de stockage. Les chaudières modernes sont équipées de systèmes de dépoussiérage qui réduisent considérablement les émissions de particules fines dans l’atmosphère (valeurs inférieures aux valeurs réglementaires) et ont un rendement de 95%. Les plaquettes sont utilisées pour le chauffage domestique, celui des collectivités, l’alimentation de réseaux de chaleur collectifs et les chaudières industrielles. Les politiques publiques ont, au travers de la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE), des ambitions élevées dans ce domaine et tout particulièrement dans le chauffage collectif et industriel (faire tripler la consommation entre 2015 et 2023).

C’est à l’échelle locale, dans un mode d’autosuffisance avec le but de valoriser des ressources locales sous-exploitées que ce mode de chauffage s’avère le plus éco-responsable. De nombreuses communes françaises ont déjà mis en place le chauffage de bâtiments collectifs sur ce modèle en adéquation avec les gisements locaux de bois. À titre d’exemple, la commune des Herbiers en Vendée, chauffe ses maisons de retraite, une cuisine centrale (depuis 2008) et un centre culturel en s’appuyant sur l’approvisionnement géré par une plateforme de bois déchiqueté, la SCIC Bois énergies locales (société coopérative d’intérêt collectif sans but lucratif). Ses ressources : le bois des haies bocagères implantées dans un rayon d’une vingtaine de kilomètres aux alentours fourni par les agriculteurs (50% de la ressource), les palettes non traitées des entreprises (25 %), le bois de chantiers obtenu lors d’abattages d’arbres (15 %) et le bois de déchetterie (10 %).

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Dossier Bois Energie – Partie 2

La semaine dernière nous avons fait un état des lieux de la forêt française et abordé les enjeux complexes autour du Bois énergie dans la transition énergétique. Dans ce deuxième volet nous nous intéressons au bois bûche et au granulé de bois.

Le bois bûche en question ?

Le chauffage individuel au bois représente la première source d’énergie renouvelable en France et le bois bûche en usage domestique constituait encore en 2019 près de 70 % de la consommation de bois énergie. L’ADEME qualifie le chauffage domestique au bois « d’enjeu incontournable et stratégique de  la transition énergétique » en France. Dans cet usage et avec un approvisionnement local, le bois est peu émetteur de CO2. Une étude commandée par l’Agence nous dit: « avec l’hypothèse que le carbone émis à la combustion est compensé par du CO2 capté lors de la croissance des plantes, le bois émet 11 fois moins de CO2 que le fioul, 4 fois moins que l’électricité et 5 fois moins que le gaz (cabinet BioIS, 2005). Dans son Avis de 2019, l’ADEME souligne le prix compétitif de ce combustible et ses aspects vertueux : le chauffage au bois domestique favorise une gestion durable des forêts françaises et peut permettre un accroissement du nombre d’utilisateurs dans les années à venir. De plus, le bois bûche puise dans les réserves de bois feuillus majoritaires dans nos forêts. Il contribue aussi au développement et au maintien d’emplois territoriaux (plus de 19 % des emplois directs dans les énergies renouvelables) sans compter les 30 000 emplois informels attribués à l’auto-approvisionnement. Mais le bilan carbone de la filière est aggravé par l’automatisation et la mécanisation des récoltes dans l’industrie forestière.

Tandis qu’une des mesures-phares du plan de rénovation énergétique présenté le 25 novembre 2020 par le gouvernement est l’interdiction du chauffage au gaz dans les maisons neuves dès l’été 2021 puis dans les logements collectifs neufs à partir de 2024, afin de promouvoir la biomasse, des scientifiques et médecins regroupés au sein du collectif Air-santé-Climat ont interpellé les ministres de la santé et de la transition écologique.  Selon les études, le chauffage au bois, en particulier à bûches, est responsable d’une grande part des émissions de particules dans l’air au niveau national (particules très fines, hydrocarbures aromatiques polycycliques, 35 fois plus de HAP cancérigènes que le fioul domestique quand les chauffages au gaz et à l’électricité n’en émettent pas du tout), oxydes d’azote (mais bien moins de NOx que le fioul et que l’électricité), benzène, composés organiques volatiles (COV), monoxyde de carbone (CO), lesquels constituent des cancérogènes et affectent les systèmes respiratoire et cardiovasculaire (Cf. Rapport Ineris 2018).

Comparatif des émissions d’oxyde d’azote et de soufre

Rapport BioIS pour l’ADEME (2005)

Ainsi les scientifiques demandent notamment l’interdiction des cheminées à foyers ouverts, l’installation de filtres à particules sur les cheminées domestiques, des aides pour le renouvellement des installations anciennes, la réduction des chaufferies collectives et centrales biomasses. Doit-on alors faire table rase des pratiques culturelles et sociales comme celle de se rassembler autour d’un cantou ?

À noter, qu’en 2005, année du rapport ci-dessus, les appareils de chauffage à bois bûche étaient loin des normes actuelles en terme d’émissions polluantes et de rendement énergétique. L’ADEME précise que le renouvellement des appareils peut permettre de réduire fortement les quantités de polluants émis. Pour une même quantité d’énergie produite, un appareil récent performant (Label flamme verte 7*) émet jusqu’à 13 fois moins de particules fines qu’un foyer fermé antérieur à 2002 et jusqu’à 30 fois moins qu’un foyer ouvert (Guide ADEME chauffage au bois mode d’emploi). Les rendements sont également optimisés : jusqu’à 85% pour l’insert, le poêle et 95 % pour une chaudière alors qu’il n’est que de 10% pour un foyer ouvert (cheminée). Le crédit d’impôt à la transition énergétique et le Fonds Air de l’ADEME et l’éco-prêt à taux zéro encouragent le particulier à remplacer son appareil peu performant ou à se tourner vers un autre type d’approvisionnement: le granulé de bois.

Le granulé a le vent en poupe !

Grâce à sa densité élevée et un taux d’humidité faible (< 8 %), le granulé de bois (dit aussi « pellet ») a un grand pouvoir calorifique (5 MWh/t). La combustion étant complète, les composés gazeux et solides sont brûlés (faible taux de cendre) ce qui limite l’émission de particules fines. Les granulés, fabriqués à partir de sciures de bois de résineux compressées sans agent de liaison (grâce à la sève), restent un matériau naturel. Une soixantaine d’entreprises françaises réparties sur le territoire, ayant pour beaucoup une activité de transformation du bois (construction, lambris, parquets, meubles…) ont développé une branche énergie. Elles revendiquent une démarche respectueuse de l’environnement en s’approvisionnent au plus près de leur site (moins de 100km), en contribuant à une gestion durable de la forêt et en valorisant les déchets de scierie et les rémanents de la forêt. Or, le marché du granulé a explosé, et depuis 2012 la filière est sous tension par pénurie de sciure et en raison d’une disponibilité en bois résineux limitée à terme. Elle se tourne donc vers le bois rond issu en partie des feuillus. Pour garder une bonne image éco-responsable, les producteurs parlent de « bois d’éclaircie, qui permettent de régénérer et d’entretenir les forêts ».

Les unités de production étant fortement automatisées, elles génèrent un nombre d’emploi limité. Certains industriels voient dans les granulés de bois un potentiel considérable de développement, d’autres redoutent un développement extensif de la filière, lui faisant perdre tout caractère écologique. Bien que la consommation ait légèrement dépassé la production, la France, jusqu’en 2019, restait sur un modèle d’autosuffisance en atteignant les 1,67 millions de tonnes de production. L’import et l’export (entre 15 et 20 %) étaient limités aux pays voisins: l’Italie pour l’export et pour l’import l’Allemagne, la Belgique, l’Espagne et le Portugal (ces derniers pour compenser notamment le manque de production dans le massif forestier du Sud-Ouest).

Des importateurs souhaitent s’implanter pour vendre du granulé de bois en provenance du Canada ou du Brésil mais pour l’instant la France échappe aux dérives que connaissent d’autres pays d’Europe. Selon le rapport de European Pellet Council, en 2019, l’Europe produisait 17,8 M de tonnes de pellet et en importait principalement d’Amérique du Nord 10 M de tonnes. En 2017, l’Europe consommait 77% de la consommation mondiale. Le Royaume-Uni a déployé d’importantes mesures d’incitation à l’utilisation de ce combustible auprès des particuliers tout en développant la conversion de ses centrales électriques en centrale biomasse. Faible producteur, il concentre ainsi 44% des importations européennes en provenance d’Amérique du Nord. Aux Etats-Unis, l’industrie a investi massivement depuis 2015, pour répondre à une demande mondiale dont la croissance est estimée à 21% par an, faisant provoquer « un gigantesque déboisement de zones humides et de vallées entières » en Caroline et en Géorgie selon le journal américain ThinkProgress. Le Canada mise aussi sur ce secteur et vient de créer en Colombie Britannique, un site de production pour exporter près d’1 million de tonnes de pellet vers l’Asie. La conversion des centrales à charbon en centrales biomasses en Europe, Corée du sud et Japon génèrent ces productions. Dans ces conditions et compte tenu de la pollution du fret maritime et de sa consommation en fuel lourd, on peut se demander dans quelle mesure le pellet reste écologique.

Flux commercial européen de granulés et exportations nord-américaines nets vers l’Europe en 2017 (> 50 Kt). Source Eurostat

À noter : le bilan énergétique des granulés est moins favorable que pour les bûches et les plaquettes car il faut 1 tep pour fabriquer 6 à 7 tep de granulés (12 à 17 tep de bûches et 15 à 20 tep de plaquettes forestières). L’énergie nécessaire à la production de granulés de bois est liée au taux d’humidité de la matière première. Les différentes étapes de fabrication et notamment le séchage des sciures à haute température, le transport et l’ensachage en sac plastique alourdissent le bilan carbone des granulés, et pour les granulés fabriqués à partir de rondins s’ajoute l’utilisation des engins (bûcheronnage, débardage…) puis l’écorçage, le broyage etc. Certaines entreprises essaient de limiter l’empreinte CO2 en utilisant la biomasse (ex : écorces comme combustible des foyers).

Effet de serre du aux étapes de mise à disposition du combustible (BioLS 2005)
(Granulés fabriqués seulement avec les déchets de scieries)

 

 

La semaine prochaine nous consacrerons la dernière partie de notre enquête sur le Bois énergie avec les plaquettes de bois et un exemple de développement local dans le Nord du Lot. Le volet se refermera sur la production d’électricité à partir de la biomasse solide.

 

 

Dossier Bois Energie – Partie 1

Selon plusieurs sources du web, les énergies renouvelables (EnR) se définissent comme « des sources d’énergie dont le renouvellement naturel est assez rapide pour qu’elles puissent être considérées comme inépuisables à l’échelle du temps humain ». Comme vous le savez, il y a cinq familles d’énergies renouvelables exploitées de nos jours : les énergies hydraulique, éolienne, solaire, la géothermie et la biomasse. C’est sur cette dernière que nous allons nous pencher en plusieurs épisodes car elle mérite qu’on s’y intéresse de plus près. Mais la biomasse elle-même se décline en trois familles: le biogaz, le bio carburant et le bois énergie ou biomasse solide à qui nous consacrons le premier volet de ce dossier.

Le bois énergie ou la biomasse solide, quoi de neuf ?

Depuis le début des grands défrichements au Xème siècle et la privatisation de la forêt, la législation se met progressivement en place sous Colbert : la forêt « un trésor qu’il faut préserver » pour la prospérité de l’économie et de l’industrie navale. Pendant l’ère industrielle, le bois alimente les hauts-fourneaux de la métallurgie et soutient l’industrialisation, la forêt française perd un million d’hectare entre 1700 et 1827. Sous la Révolution la gestion des bois est confiée aux autorités locales et aux propriétaires privés puis la peur d’une pénurie entraîne sa reprise en main par un code forestier (1827) qui soumet la gestion des propriétés collectives (bois municipaux et domaniaux) au service des eaux et forêts. Au 19ème siècle, les reboisements et l’introduction du charbon font passer l’étendue boisée de 7,5 millions à 9 millions d’hectares. De nos jours, les activités humaines sont devenues énergivores, le réchauffement climatique est passé par là et la forêt est de nouveau au centre des enjeux et s’industrialise davantage. Depuis plusieurs années, le cap est donné par les pouvoirs publics français pour développer la filière bois énergie, réponse non seulement à des besoins en chauffage mais aussi à la production d’électricité. Pour les investisseurs, il s’agit d’une opportunité dans un secteur en plein développement. Le bois énergie, première source d’énergie renouvelable utilisée en France en 2019 représentait 40 % de la production primaire d’énergies renouvelables et 70 % de la consommation primaire d’EnR pour usage de chaleur.

La forêt en question

Dans son rapport « les énergies renouvelables et de récupération » (2017), l’ADEME (Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie) estimait que sur les 30% du territoire français occupé par la forêt, le prélèvement du bois représentait la moitié de la production biologique nette de la forêt. Le bois est donc abondant et a l’avantage d’être local. Le rapport poursuivait : « Or, avec le prélèvement croissant du bois afin d’assurer la transition énergétique en limitant le recours aux énergies fossiles, le bilan carbone des forêts se trouve bouleversé. » Sachant que la forêt séquestre et substitue le CO2, on peut se demander si la diminution de séquestration est compensée par la diminution des énergies fossiles induite par l’utilisation du bois d’énergie. Mais l’ADEME n’apporte pas de réponse à cette interrogation et aucun chiffre officiel n’est accessible à ce sujet. Son rapporteur poursuivait : « une variation de 1% du stock total de carbone en forêt est équivalente à environ 17% des émissions annuelles de gaz à effet de serre ». Alors comment améliorer le bilan carbone des forêts tout en poursuivant le développement du bois énergie ?

Forêt et temps court, un paradoxe ?

Pour raccourcir le temps de retour carbone (délai nécessaire pour que s’effectue la compensation du manque de séquestration de carbone), l’ADEME suggère d’optimiser les prélèvements en récoltant du bois d’énergie qui se serait de toute façon décomposé. Les bénéfices de la compensation apparaissent alors à court terme, environ dix ans. Rien de très révolutionnaire, n’est-ce pas ce que faisaient les anciens quand ils ramassaient du bois mort ? L’autre compensation suggérée mais ici dans une logique de temps long, c’est de restaurer les forêts qui dépérissent ou de replanter des arbres quand la régénération naturelle n’est pas garantie. Sachant que la forêt privée représente 74% de la surface forestière française contre 26% géré par l’ONF, comment inciter les propriétaires à planter ? Des politiques volontaristes ont été mises en place tant au niveau de l’Europe avec l’aide au boisement et à la création de surfaces boisées qu’au niveau de la France dans le cadre de la relance avec 200 millions d’euros négociés l’été 2020 auprès du  ministère de l’Agriculture et destinés principalement à la plantation sans aucune contrainte. Sur ce budget, 150 millions d’euros sont consacrés au renouvellement des forêts pour mieux les adapter au changement climatique. Il est vrai que les sécheresses répétées ont placé certaines forêts en état de crise sanitaire, cela est d’autant plus marqué lorsque les sols sont sableux et ne retiennent pas l’eau. Par exemple, en forêt de Compiègne où le tiers des peuplements est en voie de périssement, l’ONF et des chercheurs expérimentent le repeuplement dit « îlot d’avenir » ou « forêt mosaïque » (cliquez ici). Est-ce ce type de plan de sauvetage que le ministère veut soutenir en sortant de son chapeau ces 150 millions d’euros ? Il n’a pas échappé aux associations de défense de la forêt française, ni aux agriculteurs soucieux de la durabilité de leur patrimoine forestier que l’aide ne s’accompagnait d’aucune contrainte. Pour eux, le climat sert d’alibi car il n’y a pas de plantation sans coupe rase qui inclue aussi les forêts en pleine santé tandis que la contestation citoyenne s’élève dans le Morvan et en Dordogne.

Que se cache-t-il derrière la forêt ?

La communication du ministère ne tarit pas d’éloge sur notre surface boisée, classée 4ème forêt européenne, riche en biodiversité avec ses 138 espèces d’arbres qui captent 15 % des émissions de  CO2 du pays. Elle précise que 1 m³ de bois utilisé comme matériaux évite 1 tonne de CO2 émise pour la fabrication d’un autre matériau, que 1 m³ de bois stocke 1 tonne de CO2. Le programme national de la forêt et du bois 2016-2026 a l’ambition de garantir une gestion durable de la forêt « en co-adaptant forêt et industrie, dans le respect des attentes des citoyens et dans un contexte de changement climatique ». La tâche est louable mais la contradiction n’est pas loin : les feuillus représentent 72% de nos forêts contre 28% pour les résineux alors que le bois de feuillus ne représente qu’un tiers de la récolte commercialisée de bois d’œuvre et d’industrie, soit 10 millions de m³ contre près de 21 millions de m³ pour les résineux. Le ministère préconise donc que la sylviculture doit évoluer pour fournir aux industries les quantités d’essences que le marché demande « dans des conditions économiques et environnementales performantes ». À ce stade, nous frôlons la schizophrénie.

La sylviculture à l’épreuve

La biodiversité exige une sylviculture « douce » qui respecte la diversité des essences mais les subventions ne s’adressent pas à ce type de plantation. Elles concernent pour l’essentiel une gestion industrielle de la forêt avec des plantations mono spécifiques, la plus part du temps de résineux (épicéa, pin douglas…) dont la faible résilience entraînent des désastres écologiques (attaques massives de scolytes, épuisement des sols sur terrains inappropriés…) De plus, les politiques publiques à travers la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) ont des ambitions et tout particulièrement dans le chauffage collectif et industriel : faire passer la consommation de 9,7 millions de tonnes équivalent pétrole (tep = pouvoir calorifique d’une tonne de pétrole) en 2015 à 13 ou 14 Mtep en 2023 (soit une progression de 50%), tripler la consommation du secteur collectif et industriel et faire passer de 8 à 9 millions au moins le nombre de foyers équipés en chauffage à bois. Selon les associations, ces objectifs de valorisation énergétique du bois sont trop élevés et ne permettent pas aux peuplements d’atteindre leur stockage optimal de carbone. Ils exigent que la stratégie nationale biomasse mettent en place des critères de durabilité plus strictes : un rendement énergétique supérieur à 85%, un rayon d’approvisionnement par camion limité à 100 km pour exclure les importations de bois énergie, pas de concurrence avec les autres filières de valorisation du matériau, exclusion des branches de moins de 7 cm de diamètre pour maintenir la fertilité des sols, diversification des peuplements pour résister au réchauffement climatique, une limitation des coupes rases qui affaiblissent la résilience de la forêt (modification des écosystèmes, pertes importantes liées à l’exposition au soleil)… Les critères en terme de récolte croisent les préconisations de l’ADEME notamment dans son guide Récolte durable de bois pour la production de plaquettes forestières (janvier 2021) tandis que l’Agence affirme en préambule que les politiques publiques constituent des cadres structurants pour les orientations du secteur vers une haute performance environnementale.

Et la filière bois énergie dans tout ça ?

Qu’il s’agisse de bois bûche, de granulés de bois, de bois déchiqueté, de la sciure, ces combustibles sont toujours des ressources ligneuses d’origine forestière. Le chauffage au bois fait baisser la consommation de chauffage électrique ou fioul de 40%, et de 30% pour le gaz (source CEREN 2017). Une utilisation qui permet de limiter les émissions issues de la combustion d’énergies fossiles, sachant que 1 m³ de bois rond en substitution d’énergies fossiles dans l’industrie et le secteur collectif permet d’éviter environ 0,5 tonne de CO2 due aux énergies fossiles. Sans oublier que la filière bois est créatrice d’emplois et représente en France l’équivalent de 60 000 emplois, dont plus de la moitié pour l’approvisionnement sont des emplois locaux et non délocalisables. Pour autant, le développement de l’énergie bois dans l’industrie est-elle conciliable avec une exploitation forestière durable où les prélèvements de bois sont inférieurs à l’accroissement naturel de la forêt ? À partir de quelle échelle d’exploitation le bois énergie ne s’insérera-t-il plus dans le cycle du carbone généré par la photosynthèse végétale ?

Depuis 8 ans, l’ADEME a aidé et accompagné 160 projets de grande envergure (< à 1000 tep/an) d’équipement de chauffage en bois énergie pour 240 M€ d’aide sans préciser la répartition des types de ressource ligneuse utilisée tandis qu’aucun chiffre actualisé pour la récolte de bois rond n’a été communiqué.

 

La semaine prochaine nous poursuivrons notre enquête sur le Bois énergie avec le bois bûche et le granulé de bois.

Convention citoyenne – Démocratie en construction

En lien direct avec l’interview d’Edgard Morin ci-dessus, je vous propose ce documentaire de Naruna Kaplan De Macedo, en libre accès sur le site d’Arte.tv jusqu’au 22 mars.

Synopsis:

À l’automne 2019, à la suite des manifestations des Gilets jaunes contre la taxe carbone et des marches pour dénoncer le dérèglement climatique, une Convention citoyenne pour le climat est constituée en France. 150 citoyens sont tirés au sort selon des critères spécifiques, pour représenter au plus juste la société française. Il y a des hommes, des femmes, des jeunes, des retraités, des paysans, des ouvriers, des riches, des pauvres. Ils et elles sont mandatés par le président Macron pour trouver des propositions à soumettre au gouvernement alliant écologie et justice sociale. La demande est immense, le but ambitieux : les citoyens doivent trouver comment réduire d’au moins 40 % les émissions françaises de gaz à effet de serre d’ici à 2030.

Ces hommes et ces femmes, novices sur ces sujets complexes, vont être formés par des experts et auditionner décideurs, politiques et spécialistes pour forger leurs propositions. Les 150 vont se confronter au vertige de la crise climatique. Ils et elles vont devoir être pragmatiques, se méfier des influences extérieures, garder intactes leurs ambitions initiales. Surtout, les 150 vont apprendre à penser ensemble, devenir un collectif, s’allier les uns aux autres pour trouver des solutions durables et espérer changer la donne climatique.
Par quoi est-ce que ce changement pourrait passer ? L’outil constitutionnel ? Un référendum ? Une campagne de conscientisation ? Des taxes ou des réformes ? Dans un climat de tension politique inédit, doublé d’une pandémie mondiale, les 150 vont s’efforcer de remplir leur mission. Et peut-être même de la dépasser.

 

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Interview « Un jour la terre »

UN JOUR LA TERRE. Paroles du Causse

Ouvrage signé Nicolas Teindas et Sylvain Marchou
Les Ardents Editeurs

Synopsis

Leurs mains calleuses ont serré trop de cordes, elles se sont sculptées comme des pieds de vigne, noueuses et tordues par les tourments des années. Le temps a creusé dans leurs pognes les sillons qu’ils ont labourés une vie durant. Leurs dos se sont usés au mouvement balancé des moissons, aux gerbes hissées sur la charrette. Leurs visages se sont burinés aux soleils de tous les étés, aux mille frimas où il a fallu sortir travailler.

Dans cet ouvrage se dévoile le portrait d’une génération, d’hommes et de femmes attachés à leurs terres caillouteuses et dont les saisons rythment l’existence. Durant plusieurs années, Nicolas Teindas et Sylvain Marchou ont frappé à leur porte, ont franchi le seuil de leur maison. Recueillant une trentaine de témoignages, ils livrent ces paroles du Causse que subliment des photographies en noir et blanc. De page en page se succèdent des instantanés de vie humaine, le quotidien de ces anciens devenus les sentinelles du Causse corrézien.

Interview des auteurs pour Gignac Ensemble par Caroline Erhardt

Il y a deux ans paraissait votre magnifique livre immortalisant des portraits de femmes et d’hommes agriculteurs à l’orée d’un monde qui disparaît. Cet ouvrage nous reconnecte de façon sensible au temps lent, celui des saisons, des travaux des champs, de l’usure de la pierre et du métal. Est-ce que cela tient aussi au fait que votre livre est le fruit d’un travail de terrain qui a pris son temps, un travail qui s’est déroulé sur sept années à la rencontre de ces femmes et de ces hommes de la terre ?

Nicolas Teindas : Pour moi, c’était une question de digestion, c’était important d’assimiler toutes les informations que l’on récupérait. On ne soupçonnait pas la densité de matériaux que nous avons collectés. On est un peu parti à l’aventure avec quelques questions en tête mais pas de méthode scientifique. Au fur et à mesure des rencontres, des thèmes auxquels on n’avait pas pensé initialement se sont dégagés. Et puis il y a eu de nombreuses poses qui m’ont permis de digérer et approfondir les idées qu’on avait en tête.

Le temps c’est important surtout quand on part sans méthodologie, soit on envisage vraiment une enquête sociologique, soit c’est en grande partie inné. Si on a eu envie tous les deux de faire ce travail là, c’est qu’on a une prédisposition à écouter. Après il y a des mécanismes qui se mettent en place, deux ans après je vois la cohérence mais à l’époque je n’étais pas capable de dire comment nous avancions.

C.E. : Dans quel contexte avez-vous réalisé le travail d’écriture ?

N.T. : J’ai commencé à écrire dans une chambre d’hôpital où j’ai été obligé de me projeter dans mon univers. Ensuite, j’ai reproduis cela en Afrique quand j’avais un peu de temps pour moi. Je fermais les rideaux, j’avais un petit vidéo projecteur car une partie des rencontres étaient filmées et je me replongeais dans ces ambiances pour pouvoir écrire. Le caméscope nous servait d’enregistreur, il était posé sur la table et ne filmait la plupart du temps que les mains. Cela me permettait de rester en contact avec la personne que nous rencontrions, je voulais être le plus impliqué possible dans la conversation et ne pas être obligé de me concentrer sur ce que j’écrivais. Je prenais juste quelques petites notes et à la fin de chaque entretien ou quelques jours après, je notais ce qui m’était resté. Qu’est-ce qui  m’était resté ? Pourquoi j’ai retenu telle où telle chose ? Cela permettait de s’écarter du canevas initial pour reconstituer ensuite le puzzle lors de la réécoute.

Sylvain Marchou : Le caméscope ne filmait pas vraiment les gens. Déjà, on était accepté parce que Nicolas est le fils du médecin, cela nous a ouvert toutes les portes. Même si on était attendu car on avait pris rendez-vous, ce n’était pas facile d’arriver à deux dans un lieu, de prendre l’appareil photo et la caméra. On commençait par dire: « Si ça ne vous ennuie pas on va enregistrer un peu ». En ce qui me concerne l’enregistrement me libérait l’oreille.

C.E. : En introduction, on peut lire « Ils ont la pudeur des gens de peu et la noblesse de leur labeur ». Cette pudeur et cette noblesse sont très justement révélées par le travail photographique. On sent que le photographe est très respectueux, il ne fait pas irruption dans la vie des gens, ne les surprend pas mais observe avec acuité la vie qui s’écoule.

S.M. : Je n’aurais même pas pu imaginer certains intérieurs. Tout est là, tout le matériau, ils sont là, c’est leur vie, tout est posé. Il y a juste à essayer de se faire un peu couleur pierre, un peu discret, parce que déjà tu débarques, on ne te connaît pas et tu sors un appareil photo. Parler, être autour d’une table et échanger c’est plus simple, mais avec l’image, cela ne se joue pas de la même façon…

C.E. : Est-ce que le projet de réaliser un livre était annoncé au gens dès le début des rencontres et légitimait votre venue ?

S.M. : En fait, on ne savait pas du tout ce qu’allait devenir ce travail de collecte, on ne l’a su vraiment qu’un an avant, en 2017.

N.T. : Tout de même, souviens-toi quand au début des entretiens on est allé voir Dédé Pichard, on lui a apporté un bouquin donc on avait quand même ça dans la tête.

S.M. : Progressivement oui, on espérait que ça devienne un livre mais on a su que c’était réalisable seulement en 2017 quand l’éditeur nous a donné le feu vert et c’est là que tout s’est précipité et qu’il a vraiment fallu écrire. Il fallait que tous ces matériaux fassent un livre. La grande chance que nous avons eue, c’est d’avoir une carte blanche quasi totale.

C.E. : À ce moment là, les personnes n’ont-elles pas émis des réticences à l’idée d’apparaître dans un livre ?

N.T. : Oui, quand cela est devenu plus concret, des gens ont exprimé qu’ils ne voulaient pas être pris en photo, ni apparaître dans le bouquin. Mais c’était plutôt une opposition de principe qui a vite disparue.

C.E. : Quand vous avez eu l’aval éditorial, vous aviez déjà beaucoup de matériaux, le plus gros du travail n’était-il pas derrière vous ?

N.T. : Oui, sur le plan du temps passé avec les gens. Après, il y a eu un travail d’édition énorme, le choix, la sélection des photos. Mais on n’a pas eu besoin de retourner voir les gens car on avait notre cohérence. Ensuite, il y avait une grande partie instinctive, il fallait que ça nous parle. Le gros avantage de la carte blanche était que si Sylvain trouvait une photo magnifique, prodigieuse, mais que je ne réussissais pas à écrire dessus, nous n’étions pas contraint de la mettre dans le bouquin. On avait le choix de la répartition entre les textes et les photos, du nombre de textes et de photos, seul le nombre de page était limité.

C.E. : Quels ont été les enjeux personnels pour chacun dans la réalisation de cet ouvrage ?

N.T. : Petit, j’étais tout le temps chez une voisine, une vieille agricultrice qui me fascinait parce qu’on avait 90 ans d’écart et qu’elle parlait patois. C’est d’ailleurs là que j’ai commencé à prendre conscience de l’importance de conserver la mémoire. Et puis, il y avait bien sûr la salle d’attente de mon grand-père médecin où les gens restaient des heures et des heures. Je passais mon temps à les regarder par un trou du rideau de la cuisine et je trouvais ça fascinant ces gens qui parlaient fort en racontant des histoires. J’ai aussi accompagné mon grand père dans ses tournées.

S.M. : Je n’ai pas de famille en lien avec la terre, ma mère était commerçante dans le bourg de Martel et mon père ouvrier. Ce qui m’interroge le plus, c’est le déterminisme social. Une question m’habite : pouvait-on avoir le choix de faire autre chose que ses grands-parents, ses parents, quand on était né sur cette terre ? Tout petit, tu as commencé à garder trois poules puis des brebis jusqu’à ce que tu reprennes la ferme des parents avec qui tu continues souvent à vivre ou avec tes beaux-parents. La vie est toute tracée, il n’y a pas d’échappatoire alors qu’à partir de notre génération, on commençait à avoir le choix, partir était envisageable.

C.E. : Une carte au début du livre indique les communes où vivent les agriculteurs que vous avez interrogés. Dans quel périmètre se trouvent-elles ?

S.M. : Ce périmètre s’étend de Nadaillac à Cressensac et de Noailles à Gignac. Entre tous ces villages, c’est d’ailleurs à Gignac que nous avons recueilli le plus de témoignages.

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Nicolas TEINDAS (pour les textes) est né en 1979 à Brive-la-Gaillarde. Depuis 2013, il est directeur d’ONG dans le domaine de la démocratie. Il est diplômé de Sciences Po et titulaire de deux masters, l’un d’études africaines (Paris 1) et l’autre de médiation et communication interculturelles (Langues O). Il reste très attaché à sa terre natale et anime chaque année depuis 2007 un festival de musique à Estivals en Corrèze.

Sylvain MARCHOU (pour les photographies) est né en 1964 à Brive-la-Gaillarde. À 15 ans, il entre en apprentissage chez un photographe social à Figeac. Depuis 2008, il est employé de la Ville de Brive. Son parcours photographique le conduit dans des usines et ateliers du bassin de Brive, puis dans les jardins familiaux. Depuis 2012, son regard se porte sur les anciens agriculteurs du Causse entre Corrèze, Lot et Dordogne.

 

La démocratie, une gageure ?

Nous vivons une étrange période où les principes et les valeurs de la démocratie sont fragilisés à toutes les échelles de pouvoir dans l’indifférence générale. Il faut dire que le glissement s’opère de façon sournoise au gré des transformations sociétales tandis que chacun est bien trop occupé à s’adapter à ces changements et aux paradigmes qu’ils entraînent. Le vote est devenu une sorte de simulacre qui légitime des pratiques de plus en plus banalisées aux marges de la démocratie et des acteurs qui les mettent en œuvre.

Une petite histoire de la démocratie

Prenons un peu le temps de nous pencher sur les origines de la démocratie. Selon les historiens, le mot démocratie vient du grec ancien dokmokratiā dérivé lui-même de deux mots grecs : dêmos qui signifie « les gens ordinaires » et kratos qui veut dire « pouvoir ». La démocratie signifierait alors « le pouvoir des gens ordinaires ». A ses origines, au Vème siècle avant J.C., la démocratie athénienne était fondée sur le principe de participation directe des citoyens qui se réunissaient en assemblée pour décider de toutes les affaires importantes de la Cité et voter les lois à main levée. Chaque citoyen disposait d’une entière liberté de parole et pouvait proposer des amendements sur les projets de lois émis par la Boulé, un conseil de 500 citoyens tirés au sort pour un an.

La démocratie désigne un système politique dans lequel le peuple est souverain. Or, ce concept de souveraineté populaire a donné lieu, selon les contextes et les époques, à des interprétations différentes. Dans ses applications pratiques, la souveraineté populaire peut être l’expression de la démocratie directe comme dans la cité athénienne (le peuple vote les lois) ou de la démocratie représentative comme c’est le cas aujourd’hui dans notre pays (le peuple élit des représentants qui votent les lois). Pour certains philosophes des Lumières, Jean-Jacques Rousseau notamment, la démocratie ne peut-être que directe : « La souveraineté ne peut être représentée, par la même raison qu’elle ne peut être aliénée ; elle consiste essentiellement dans la volonté générale et la volonté générale ne se représente point. » En 1789, Emmanuel-Joseph Sieyès (corédacteur de la Constitution française) contredisait Rousseau : « D’abord, la très grande pluralité de nos concitoyens n’a ni assez d’instruction, ni assez de loisir, pour vouloir s’occuper directement des lois qui doivent gouverner la France ; ils doivent donc se borner à se nommer des représentants. […] Les citoyens qui se nomment des représentants renoncent et doivent renoncer à faire eux-mêmes la loi ; ils n’ont pas de volonté particulière à imposer ».

Quid de la démocratie aujourd’hui ?

Or, aujourd’hui, on assiste à un épuisement de la démocratie représentative et l’idée même de souveraineté populaire est devenue inopérante. Selon le philosophe Michel Foucault, il existe  dans nos sociétés néolibérales des stratégies gouvernementales transversales à la société et à l’Etat qui établissent les normes de nos rapports sociaux. D’après lui, la « gouvernementalité » s’est substituée à la souveraineté. Alors que la démocratie est le fait pour les acteurs sociaux de pouvoir déterminer les normes suivant lesquelles leurs activités sociales sont gouvernées, dans le cadre de la gouvernementalité néolibérale, « les gouvernés ne peuvent décider des règles et des finalités des activités dont ils sont partie prenante dans les institutions de la société ». Dans un tel contexte, la participation à la désignation du souverain ne peut garantir quelque « pouvoir du peuple » que ce soit. Ainsi pour Foucault, les définitions de la démocratie en termes de souveraineté populaire ou de pluralisme des partis ne sont plus adaptées aux transformations du monde contemporain. Son concept précurseur pour repenser la démocratie est d’entrer dans une logique productrice de l’altérité. La démocratie peut exister à la condition que soit portée dans l’espace public une logique générale de réorganisation du monde alternative à la gouvernementalité officielle, un gouvernement autre. En effet, pour le philosophe, la démocratie implique aujourd’hui l’existence d’un pluralisme des gouvernementalités. Il préconise ainsi « le gouvernement du commun ». On assiste déjà ici et là dans le monde à des formes parcellaires de ce type gouvernement, autour de revendications de biens communs, ceux de l’eau ou des terres par exemple. Il se constitue alors des « espaces publics » fondés sur le principe du « bien commun ».

Et Gignac dans tout ça ?

En quoi cette réflexion théorique peut-elle nous aider à penser la démocratie à la petite échelle de notre village ? Il semble intéressant de raisonner en termes de bien commun. Les bâtiments de notre commune et notamment son école sont des biens communs et dans l’idéal de Foucault, ils feraient l’objet d’une gouvernance commune. Si la démocratie participative a essuyé une défaite aux dernières élections, il est en revanche légitime que la population soit associée d’une manière ou d’une autre aux décisions relevant des biens communs. Non seulement cela n’est pas le cas, mais le conseil statutaire a même tourné radicalement le dos à la démocratie en refusant que ses débats soient retransmis. La portée symbolique de ce geste est forte, puisque même à toute petite échelle, celle d’un village comme le nôtre, le déni de démocratie est banalisé et fait partie des pratiques courantes.